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Carpe du monde de Litill

Vacances italiennes
Le Conte de Midi

Texte et illustrations de Manypops, traduit de l'italien par Delphine Gachet

« Il était une fois… » n’existe plus.

« Il sera … » n’existe pas encore. Et rien ne nous garantit que les choses se passeront comme ci ou comme ça.

Et si on essayait de dire : « Il est » ?

Je trouve que c’est un bon début. Alors faites silence et écoutez-moi bien : « Il est un pays lointain, très lointain… »

Non, non, ce n'est pas encore ça. S’il est loin, ça veut dire qu’il est difficile de s’y rendre.

Pourquoi les contes devraient-ils toujours se situer dans des contrées lointaines ? Est-ce que les choses ne pourraient pas être plus simples ? Et si nous nous trompions depuis des siècles ? Qui donc a décidé que le conte existait uniquement dans des royaumes situés à l'autre bout de la planète, qu’il doit rester caché aux yeux des non élus ou se situer dans un monde parallèle ? Et si, au contraire, le conte se passait juste ici et en ce moment précis, devant nous, là, dans la rue sous vos fenêtres ? Prêtez l'oreille : vous entendez ce bruit de voitures, ces échos de conversation, ce monsieur qui élève la voix contre le gamin qui l’a dépassé par la droite avec son scooter ? Penchez-vous à la fenêtre. Vous n'avez besoin ni de vos portables ni d'aucun autre instrument électronique, regardez avec vos yeux. Sur la petite place, là, juste en bas, les maisons colorées, du jaune au rose, se pressent en cercle. Sur l’un des côtés, il y a un tout petit magasin avec des toiles rayées vertes et blanches, le marchand a déroulé sur le trottoir un tapis de parfums végétaux, assortiment de fruits et de légumes de saison exposés bien en vue. Au centre se dresse le kiosque, vert foncé, en fer forgé. Il est là depuis des lustres. Il vend toujours les mêmes nouvelles. Mais les gens s'arrêtent quand même pour les acheter. Car les nouvelles s'achètent, vous le saviez ? Elles s'achètent parce que les rendre payantes fait croire qu'elles sont vraies. Trois bancs ponctuent le demi-cercle de la petite place. Sous les grands pins maritimes, ils incitent à une pause : les ménagères encombrées par leurs sacs de courses s’y arrêtent pour reprendre leur souffle en revenant du marché.

- H’reusement qui sont là, ces bancs ! marmonne à bout de souffle une dame énorme, en nage d’avoir monté la côte par les marches de la venelle qui grimpe jusqu'au centre-ville.

Une petite halte pour se remettre un peu et attraper au vol quelques nouvelles. De celles qui, à la différence des autres, ne s’achètent pas parce qu'elles sont colportées avec générosité par la brise humaine de passage. Sur la place, il y a les gens qui s'arrêtent seulement pour dire bonjour, et ceux qui racontent leur vie. Dans cette enclave de bitume aux reflets dorés, on raconte tout mais, comme toujours, on tait l’essentiel. Et tout le monde le sait, c’est comme ça depuis la nuit des temps. La vérité, qui se perd dans sa multiplicité, ne peut qu'être silencieuse. Mieux encore : la vérité est muette. Il faut avoir des « oreilles » spéciales pour pouvoir l’« entendre » réellement. Le conte donc commence ici. Au milieu des rayures blanches et vertes, du parfum des fruits, du bruit des voix et des autos qui passent.

Voilà notre début :

« Il y a sur la place… »

Maintenant cela sonne bien, n’est-ce pas ?  

Il y a sur la place un homme qui proteste. Et il proteste tellement fort que les clients du magasin de fruits et de légumes délaissent leurs achats et se mettent à le regarder avec intérêt.

– Mais comment ! C'est un scandale ! Mais comment osent-ils ! Encore une augmentation ?

On ne comprend pas très bien après qui il en a. Il crie et ses moustaches s’agitent tellement qu'on dirait un gros chat affamé. Tous les yeux le suivent parce que s’il y a eu une augmentation, cela ne peut être que très grave. Quelle qu’elle soit. L'homme, qui se comporte comme un jeune premier, c’est-à-dire sans se soucier de son public, continue à vociférer.

– Mais moi je ne vais pas me laisser faire, ah ça non! Ils ne savent pas à qui ils ont affaire, ces chiens ! Je vais organiser une rébellion et vous verrez un peu qui est Salvatore Tatti !

hurle le gros homme, et sa figure est rouge comme une grosse pivoine sur le point de se faner. Le vendeur du kiosque, qui n’a pas l’air très content de voir la place transformée en scène de spectacle, dit quelque chose à l’oreille de Monsieur Tatti et d'un seul coup le niveau sonore de son monologue chute.

– Mais vraiment ? Vous en êtes sûr ?

– Mais oouuiiiii, vous verrez ! Tout va rentrer dans l’ordre… comme toujours… nous sommes en Italie, c’est pas pour rien, non ? le rassure le vendeur de journaux.

– Qu'est-ce que vous voulez dire par là ? demande Monsieur Tatti.

– Que nous sommes au pays des contes ! lui répond calmement l'homme du kiosque. 

– Mais qu'est-ce que vous racontez ! Je suis un homme rationnel ! Les contes, ça ne m’intéresse pas. Je n’ai jamais aimé ça. C’est bon pour les enfants !

Et de son doigt tendu vers la droite, il appuie le sérieux de son discours sur l'image concrète de ce qu'il entend dire : en effet, sur le côté du kiosque, il y a une grille en fer plein d'un bleu gris délavé qui donne sur l'entrée d'une école maternelle. Le mur est vraiment très haut. Il faut beaucoup d'imagination pour deviner ce qui se cache derrière. Les mamans en cercle devant cette porte, les cris de joie des enfants en train de jouer au soleil, et le ballon qui rebondit toujours plus haut au-dessus de l'enceinte comme s’il voulait s’envoler dans le ciel le laissent seulement pressentir.

Sur l’un des bancs, juste devant l’école, une grand-mère est assise ; à côté d’elle, il y a une petite fille aux cheveux frisés, en bataille. Elle doit avoir trois ans et demi, quatre tout au plus. Mais elle semble avoir déjà compris que, si on veut vraiment apprendre quelque chose sur ce monde, il faut prendre le temps de s'asseoir pour écouter ce qui se passe sur cette place. Il est à peu près quatre heures et demie de l'après-midi. Et nous sommes au mois de mai. Les journées rallongent. L'air est tiède, doux et parfumé. C’est cette heure si particulière à mi-chemin entre l'après-midi finissant et la soirée. Une heure où, ici, dans le sud, tout semble nappé d’une fine pellicule d’huile d’olive. Des mosaïques de transparences se déploient, du bleu du ciel à l'or du soleil en passant par le jaune paille de l'huile, l'ocre de la croûte de la focaccia que l'enfant tient dans la main. Tout est nimbé d’un reflet doré. Même l'âme. La petite fille est en train de goûter. Au rythme de l’alternance des bouchées de focaccia et des coups d'œil qui lui permettent d’observer un par un les personnages qui sont devant elle. Qui est le plus salé ? se demande-t-elle. Qui a le plus de goût aujourd'hui ? s’interroge-t-elle en avalant la bouchée qu’elle est en train de manger le plus lentement possible tant elle est savoureuse. Monsieur Burbero arrive, c’est un homme grand au regard intense. Tout le monde le connait. Mais peut-être que peu de gens savent qui il est réellement. Il s'approche de Monsieur Tatti qui cherche vainement à poursuivre sa harangue.

– Que diable, Tatti ! Toujours en train de rouspéter ! Contre qui, cette fois ? 

– Mais contre ces malfrats, ces sempiternels escrocs! Ils l'ont augmenté !

– Et vous ne pouvez pas le diminuer ?

– Non, qu’est-ce que je peux faire, tout seul ?

– Essayez de demander de l’aide, l'union fait la force, dit-on… vous trouverez bien quelqu'un !

– Ahhh, mon cher Monsieur Burbero, de nos jours, vous savez ! Maintenant celui qui veut faire changer les choses, il faut qu’il attende un miracle !

– Ou un conte, Monsieur Tatti. Croyez-moi, c’est la chose la plus efficace qui soit.

– Vous dites ça sérieusement ?

– Oui, par expérience.

– Mais comment faut-il faire ?

– Vous voyez… approchez-vous par là un instant… vous la voyez tout là-bas, la mer ?

– Bien sûr. Qu'est-ce qu’elle a de spécial ?

– Vous voyez comme elle est bleue ? Et comme elle semble se confondre à l'horizon avec le ciel ?

– Et alors ?

– Regardez bien, Monsieur Tatti : vous le voyez briller dans les vagues, le poisson à écailles géantes ?

– Quoi donc ?

– Le poisson rouge à écailles géantes. Regardez bien, vous verrez que par moments on l’aperçoit entre la base et la crête de la vague. C’est son heure. Il s'approche toujours de la terre en milieu d’après-midi. Et toujours à cet endroit que vous voyez là, au loin. Il danse dans l'eau un moment, puis il s’en va. Et chaque fois, il laisse des nuées de poussière dorée en suspension.

– Mais c’est vraiment de l’or ?

– Bien sûr ! À cette heure-là, moi, je me prépare toujours pour aller le recueillir.

– Et qu'est-ce que vous en faites ?

– Je l’utilise.

– Vous ne le revendez pas ? Mais vous savez que vous pourriez devenir riche avec tout cet or ?

– Ça ne m'intéresse pas. Moi, ce qui m’intéresse, c’est de lui donner forme. Voyez-vous, je travaille dans le bâtiment comme vous le savez, et il m'arrive souvent de sabler des murs de briques de terre cuite. Mais quand je tombe sur une maison Baleine…

– Une maison Baleine ? Mais vous vous moquez de moi ?

– Non, pourquoi ? Vous ne savez pas qu'il existe des maisons Baleine ? Mais dans quel monde vivez-vous, Monsieur Tatti ? Évidemment qu'elles existent ! On les reconnaît parce qu’elles ont un squelette avec des arêtes de terre cuite qui descendent en serpentant. Il suffit de lever les yeux, un peu comme on fait avec les étoiles. Car les étoiles existent parce qu'on les regarde, Monsieur Tatti. Et donc, si vous levez les yeux, vous comprendrez si vous êtes entré dans un maison Baleine ou non, croyez-moi !

– Diable, Monsieur Burbero, ou vous êtes fou à lier ou vous voulez vous moquer de moi ou…

– Et si ce que je vous disais était vrai ? Vous le voyez, le poisson, là-bas ?

– Ben, en regardant bien… peut-être… effectivement, il y a d’étranges reflets dans les vagues de la mer. Mais dites-moi, qu'est-ce que vous en faites de cette poussière d'or ?

– Je la rapporte chez moi, et quand il m'arrive de travailler dans une maison Baleine, je m’en sers pour lui sabler le ventre. Évidemment seulement si c’en est une. Parce que la poussière d'or donne vie à la terre cuite, elle la rend lumineuse. Et c’est comme cela que la maison Baleine retrouve vie. Mais il ne faut pas la gaspiller.

– Et j'imagine que vous gagnez beaucoup d’argent comme ça !

– Non, l’utiliser ne change en rien mon tarif horaire.

– Mais alors, vous êtes un imbécile.

– Non, Monsieur Tatti, je suis un personnage de conte. Et quand on décide de vivre dans un conte, on a d’autres valeurs. On vit de façon différente. Moi, il me suffit de savoir que j'ai sauvé une maison Baleine de l'extinction. Et j’en suis récompensé quand je passe sous ses fenêtres éclairées et que je vois les gens qui y habitent se réjouir de vivre dans la plus belle maison de la colline. Parce que, voyez-vous, il y a ceux qui prennent la mer pour sauver les baleines que l’on y pêche et il y a ceux qui, souffrant du mal de mer comme moi, se limitent à sauver les baleines de terre et de brique.

– Vous êtes un matelot de terre, alors ?

– Je suis un matelot de colline, pour être précis. Ma colline, c’est toute ma vie. Je vis là, dans une maison Baleine que j'ai héritée. C’était celle de ma grand-mère avant d’être la mienne.

– Et vous lui avez sablé le ventre avec de la poussière dorée ?

– Bien sûr ! Et depuis ce jour, chaque soir, au coucher du soleil, elle me raconte de belles histoires sur sa vie d’avant. J’aime à m'asseoir en silence à l’intérieur de ma maison pour écouter ce qu’elle me dit. Parfois, elle me parle de ma grand-mère, parfois de moi quand j’étais petit, parfois de gens que je ne connais pas, parfois seulement de la colline. Par exemple, elle me raconte comment c’était avant qu’elle arrive. Et c’est un moment de joie paisible. Même après une dure journée de travail, j’aime ça. Je vis seul, ou du moins c’est ce que tout le monde croit, en réalité ce n'est pas vrai… mais c’est là une autre partie de mon conte. Maintenant il va falloir que je vous laisse, je vais ramasser la poussière d'or. Demain je dois sabler et si j'arrive dans une maison Baleine, je dois avoir ce qu’il me faut. En revanche, pour votre problème, essayez de voir si vous ne trouvez pas quelqu'un qui soit disposé à vous écouter, vous verrez que peut-être ils l'abaisseront.

 

Monsieur Tatti, interdit, fixa intensément Monsieur Burbero. C’était lui son horizon maintenant. Il le regarda disparaître petit à petit, tandis qu’il descendait les marches du sentier qui mène jusqu’à la mer. Le gros bonhomme resta ensuite sans rien dire pendant un moment, au beau milieu de la place. Les mamans venues chercher leurs enfants s'éloignaient. Ceux qui avaient arrêté de faire leur course recommencèrent, et la grand-mère avec la petite fille bouclée qui avait fini de manger sa focaccia se pencha vers son petit minois pour voir si elle devait lui enlever quelques miettes sur les joues. La vie semblait retrouver son cours. Comme toujours dans ces situations.

Ce fut à ce moment-là que l'enfant se leva du banc et alla se placer sous le nez de Monsieur Tatti. Celui-ci baissa les yeux pour la regarder.

– Et toi, qui es-tu ?

– Je m'appelle Litill ! répondit l'enfant dans un sourire, un sourire vaporeux comme un petit nuage.

– Si tu veux, tu peux le faire rapetisser en allant dans cette teinturerie que tu vois là, au bout de la rue. Ils se trompent toujours quand ils choisissent les programmes de lavage. Ma maman a eu plusieurs vêtements qui ont rétréci. Et maintenant ce sont mes poupées qui les portent. Là, ils t'aideront peut-être.

– J'essaierai, au fond je n’ai rien à perdre… mais, dis-moi, tu connais le poisson dont parlait Monsieur Burbero ?

– Oui, il m'est même arrivé de l'accompagner quand il va ramasser la poussière d'or.

– Et tu le vois, le poisson ?

– Pourquoi, pas toi ?

– Je n’en suis pas tout à fait sûr.

– Tu verras que le jour où tu le verras vraiment, la chose qui a augmenté diminuera. C’est comme cela que ça marche dans ce monde. Mais fais attention à ce qu'elle ne diminue pas trop. Les choses trop petites ont toujours tendance à nous échapper des mains.

 

Et elle s’en alla en chantonnant.

Maintenant le silence règne.

La place savoure finalement un moment de pause. Et dans le calme retrouvé, elle laisse mollement les gens la traverser. Ce sont les fameux passants. Ceux qui ne s'arrêtent pas. Ceux qui ne voient ni le poisson aux écailles rouges laisser dans les vagues sa poussière dorée, ni les maisons Baleine.

Les passants survolent tout. Comme les ombres, ils glissent avec les heures, passant de droite à gauche le long de ces bancs. Nous, il ne nous reste plus qu’à recueillir cette sensation fugitive de temps qui passe. La mettre dans notre poche, et la rapporter à la maison avec nous. Monsieur Tatti a décidé de rentrer maintenant. Mais d'abord il s’arrête pour mieux observer la mer. Je perçois comme un frétillement dans ses yeux. Qu’a-t-il bien pu voir ? Il se dirige maintenant vers la rue qui descend à la teinturerie. Personne sur la place ne saura jamais ce qu’il fallait faire baisser, ce qui avait augmenté. Mais, en fin de compte, cela n’a pas tellement d’importance. Puisqu'il suffit d'acheter les nouvelles pour le savoir. Ce qui compte maintenant, c’est de rentrer chez nous en courant pour voir si la maison dans laquelle nous vivons est une maison Baleine ou pas !

Quelque chose me dit que Monsieur Burbero aura encore plus de clients dès demain matin.

Mais moi, je n'en ferai pas partie. Parce que ma maison est une maison Chat. Et ça, c’est encore une autre histoire. Si vous voulez lire cette histoire, vous devez monter à droite de cette place et continuer votre chemin en prenant le raccourci. Vous le voyez ? C’est le sentier qui longe les murs de pierre à demi en ruine et monte jusqu’au sommet de la colline pour arriver là où la vigne, le figuier et l'olivier se mêlent aux arbustes, dans une éternelle rivalité.

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